Aimer et être aimé à l'école , Chahina BARET

Une question de posture

AUTEURE


Chahina BARET

NUMÉRO


2023

Si nous souhaitons être crédibles, nous devons incarner dans nos postures la relation en jeu quand nous disons que nos projets sont référés à l’Évangile.

Un style de vie : une manière d’être en relation inspirée par le Christ

Ce qui transpire dans nos établissements, c’est un style de vie proposé aux personnes qui choisissent d’y venir faire un bout de chemin. C’est laisser l’Évangile être pleinement Évangile : c’est-à-dire une Bonne Nouvelle en l’incarnant et en la faisant se déployer chez toute personne comme puissance de vie bonne, comme promesse tenue de tenir debout et vivant, avançant toujours vers plus de vie ! Et de ce fait, ce peut être partagé avec tous sans distinction.

Par une certaine qualité de relation, nous allons permettre la croissance des personnes qui nous sont confiées, enfants, jeunes ou adultes. Ce qui fera notre crédibilité, c’est la cohérence entre le dire et le faire, entre ce qui est écrit sur nos projets et ce qui est vécu. Proposer une conception chrétienne de l’homme entendons-nous souvent : ou peut-être, plus simplement, sans jamais détacher du regard le Christ éducateur et pédagogue, nous aider mutuellement à être humains.

Passer à la posture et pas seulement à l’attitude nous oblige à un travail sur soi, une conversion, un ajustement. Il s’agit de s’ajuster à l’autre grâce à l’écoute et l’attention portée sur ce qu’il dit, sur sa personne. Avoir « une disponibilité permettant à l’autre de se laisser mettre au monde » : saint Ignace disait vivre à l’apostolique c’est à dire comme le Christ, dans son intimité, en épousant son art de vivre, son art de la rencontre, avec une vie tournée vers le Père, vers les autres[1]. Nous croyons en un Dieu trinitaire : trois personnes distinctes qui existent de et par leurs relations et d’égale divinité. Une relation marquée de ce fait par l’égalité, la différence et l’unité. C’est ce qui nous est proposé comme art de vivre, comme posture au jour le jour : vivre ensemble dans l’unité, favoriser et valoriser nos différences tout en reconnaissant à chacun une égale dignité.

Habiter cette posture à la manière du Christ est un art : « L’art de rencontrer quelqu’un à hauteur de sa conscience, l’art de susciter par sa propre présence, l’autre dans ce qu’il a de plus singulier », comme le dit si bien Christoph Théobald[2]. Cela s’apprend par la pratique, par ajustements successifs : aller à la rencontre de l’autre, comme le Christ lui-même va rejoindre chacun sur son chemin, envisager l’autre plutôt que le dévisager comme le dirait Lévinas, c’est se mettre à hauteur d’homme, à hauteur de visage. Ainsi l’autre peut prendre sa place en face de moi.


Ce n’est pas seulement la compétence technique de quelqu’un qui fait que son message passe mais surtout son humanité


Cela demande une attention de tout instant. Elle demande à taire ce qui nous habite, c’est-à-dire suspendre un instant notre jugement, le commentaire qui vient en notre esprit, alors que l’autre devant moi parle ou la réponse que nous préparons pour convaincre. Faire œuvre d’humilité, de discrétion est un travail sur soi essentiel. Il s’agit de toujours servir l’autre, servir une liberté, donc c’est exigeant. Cette posture permet un climat de confiance, elle permet de se sentir en sécurité, elle permet de se risquer, d’oser, de tomber les masques.

Cette posture se décline dans nos gestes professionnels

Elle exige de nous un retournement décidément volontaire : ceci pour porter un regard bienveillant et un respect inconditionnel de la personne, de son histoire, de sa demande ou de ses questions. C’est ce que définit Carl Rogers en parlant de considération positive telle que la personne apparaît elle-même en ce temps précis. Partir de là où est la personne, c’est accepter de commencer avec sa demande, la reconnaître, l’accueillir donc telle qu’elle se présente et la rejoindre là, exactement là. Par exemple, lors des propositions catéchétiques et sacramentelles, l’on nous dit : « Je veux faire ma profession de foi pour faire plaisir à ma grand-mère » ou encore « Mon fils doit être confirmé si un jour il veut se marier à l’église au Portugal … » Comment peut-on considérer cette demande comme importante et bonne pour la personne, même si elle n’entre pas tout à fait dans une démarche de foi telle que nous l’entendons ? Comment accepter avec joie ce qui est important pour la personne et faire un bout de chemin, en partant de là, exactement là, pour proposer un itinéraire qui réunira les conditions, nous l’espérons, d’une rencontre avec le Christ ? Entendre à travers cette demande et cette confiance les dynamismes vitaux, les besoins de cette personne, de cette famille, la considérer avec respect en cherchant à partir de ses représentations, à s’ajuster à son rythme, à ce qui l’habite et la soutient devient alors la priorité de notre mission.

Notre foi en Christ nous donne à croire que nous ne sommes pas des êtres achevés mais toujours en devenir. En devenir comme homme, comme femme, comme disciple aussi. Cela nous conduit à une deuxième conversion : une croyance indéfectible dans l’évolution personnelle de la personne qu’on a en charge. Elle consiste à croire en cet être unique, singulier, capable de grandir, d’avancer sur son chemin de vie et de foi. Le regarder comme intelligent, comme ayant de la valeur, « tu as du prix, tu comptes à mes yeux » (Isaïe 43, 1-7). Il est un être appelé à être plus que ce qu’il est aujourd’hui, plus que ce qu’il donne à voir. Une personne sacrée. Cette personne m’oblige et j’apprends, chemin faisant, à renoncer à « pénétrer l’autre », à être dans la chasteté. Cela nous renvoie aux dilemmes de notre désir d’omnipotence.


Quel temps accepterons-nous de perdre pour gagner en relation ?


Ainsi, accompagner quelqu’un demande une vraie disponibilité pour l’autre (une écoute empathique), mais aussi une disponibilité en soi. Garder de la souplesse et une ouverture d’esprit. Avoir la capacité à soutenir les silences et taire les réponses qui viennent trop vite, les solutions toutes faites mais aussi le désir de parler de soi : « Moi, dans cette situation, je … ». Il faut donc une grande vigilance et une grande délicatesse dans l’écoute pour ne pas tomber dans les pièges de la toute-puissance.

Apprendre à l’école du Christ

Si nous regardons le Christ vivre ses rencontres, si nous mettons nos pas dans les siens, nous repérons que l’approche du Christ se fait toujours en premier. Il se fait proche, il se fait le prochain. Se mettre à son école, c’est s’approcher de l’autre en étant comme lui pris aux entrailles, dans le lieu même où germe la vie dans le ventre d’une femme. Quand il entre en relation, il est entièrement tourné vers l’autre en même temps qu’il est tourné vers le Père, disponible, pressentant le désir le plus profond de la personne au-delà de ses limites, de ses conditionnements, de ses fragilités. Pas de supériorité, ni de pitié mais un profond respect. L’autre peut alors oser se risquer, décider en toute liberté.

Nous découvrons à son école, une hospitalité intérieure radicale : c’est-à-dire une capacité de se mettre à la place d’autrui : Que veut-il me dire ce jeune, par son comportement, quand il ricane, quand il roule des mécaniques ? Comment je peux dépasser l’apparence ? Au fond de lui, quelle étincelle ? Quel besoin exprime-t-il à travers ça, quel malaise, mal-être peut-être ? Pourquoi se cache-t-il derrière cette façon d’être ? Avec le Christ , nous expérimentons ce que veut dire tenir dans la crédibilité et l’authenticité : « Ce n’est pas seulement ce que l’on dit à autrui qui le convainc mais aussi la manière de le lui dire ; ce n’est pas seulement la compétence technique de quelqu’un qui fait que son message passe mais surtout son humanité ; en définitif, la crédibilité de celui qui initie, est  faite d’une multitude de facteurs qui défient toutes stratégies de communication, c’est l’image qui se dégage de lui, à son  insu, sa cohérence qui font qu’on lui fait confiance »[3].

Là encore, nous pouvons nous appuyer sur le Christ : il a autorité à chaque fois qu’il parle : parce qu’il s’expose toujours, il répond de lui, il met sa vie en jeu à chacune de ses réponses, il fait preuve d’une certaine fiabilité, il ne se dérobe pas. Ce n’est pas seulement ce qu’il dit qui va peser, c’est la manière même de le dire qui va engendrer chez l’autre un espace possible de transformation. Ce qui se dégage de quelqu’un de crédible, c’est une épaisseur humaine, une cohérence qui fait qu’on lui fait confiance. Ce n’est pas juste une question de communication. Avez-vous remarqué que le Christ ne se situe jamais comme une référence ? Sa source, c’est le Père. Il vient donner quelque chose de bon pour nos existences : c’est ça la Bonne Nouvelle. Il nous révèle la bonté inouïe de Dieu et le projet de bonheur qu’il a pour chacun. Il rend visible, il est un témoin de ce que la foi peut provoquer en chacun. Sans cesse, il questionne : « Que cherchez-vous ? », « Que veux-tu que je fasse pour toi ? », « Pour vous, qui suis-je ? » Les personnes qui viennent à Jésus sont reconnues dans leur désir de vivre et comme habitées déjà par la vie. Le Christ commence par restaurer cette vie : qu’elles retrouvent force, énergie, courage pour aller de l’avant. Il leur communique un surcroît d’existence. Il ne se durcit pas, il accepte d’être contredit. Il respecte le chemin de liberté de l’autre, et dans une gratuité absolue.

Le Christ met la personne au centre. Avec lui, tout explose, le rite, le dogme, la loi. Le Christ (et donc l’aîné dans la foi) la rejoint là où elle en est : il est toujours dehors, il va vers les gens, il mange avec eux, il boit avec eux, il les rejoint. Il ne fait pas le chemin à la place de l’autre et ne donne pas de réponse tout faite. L’aîné dans la foi, en mettant ses pas dans ceux du Christ, a la capacité d’éclairer, de redire, d’aider à aller plus loin. Dans l’apprentissage, nous sommes passeurs, médiateurs, nous apportons telle règle, telle connaissance pour que l’autre avance son chemin et non celui que nous décidons pour lui. Cela nous demande de garder en tension humilité et compétence. Tout ne dépendra pas de moi, je peux aider, soutenir, donner des pistes, apporter des ressources mais seul l’autre peut faire le chemin, je ne le ferai pas à sa place. C’est intéressant car on ne se décrète pas tout seul : on se reçoit d’une institution, d’une communauté, d’un appel… Nous acceptons alors de ne pas tout maîtriser. Je suis responsable de l’itinéraire, de l’organisation des étapes et des matériaux que je vais mettre sur ce chemin mais son cheminement et sa réponse provisoire ne m’appartiennent pas, ni jusqu’où il ira dans l’itinéraire. Sans doute, faut-il faire le deuil de cueillir les fruits. Alors, nous apprenons à être dans une « passivité active » : cette passivité active repose « sur un double mouvement d’identification et de dés identification, de proximité et de distance ». Percevoir la bonne distance dans la relation, la juste distance tout en se situant dans une proximité pour donner la possibilité de conduire sur un chemin. Savoir être devant par moment pour guider, derrière, pour laisser faire sa propre expérience, à côté dans le questionnement et la reformulation. Garder une relation dissymétrique. Savoir s’effacer pour laisser l’autre prendre sa place, prendre la mesure de sa liberté. Nous prenons conscience que c’est ainsi que nous faisons autorité, c’est-à-dire que nous autorisons les personnes à être, à ne pas y arriver tout de suite, à ne pas savoir, à se tromper, mais dans l’assurance de ne jamais être abandonnées et livrées à elles-mêmes. Cela va poser la question du temps : quel temps accepterons-nous de perdre pour gagner en relation ?

Quelques questions pour nos établissements

Cela demande donc un vrai travail sur soi de changement de posture. Cette dernière est essentiellement éthique car elle concerne le devenir de l’autre. Ce travail sur soi sera facilité par le travail ensemble, l’avancée ensemble en équipe. S’appuyer les uns sur les autres, se faire confiance en formant une communauté donnera la possibilité de se transformer les uns les autres en facilitant l’apprentissage partagé.

La fraternité dans nos établissements doit prendre corps dans des relations personnelles : comment alimentons-nous ce tissu de relations de personne à personne, pour éviter que les individus travaillent les uns à côté des autres ?  Saurons-nous un jour évaluer la qualité relationnelle de nos établissements plutôt qu’un classement lié seulement au pourcentage de réussite au Bac [4] ?

Il serait nécessaire de prendre en compte la dimension politique de notre projet : le souci de la concorde. Que partageons-nous de ce qui nous fait vivre ensemble ? Œuvrons-nous à une même dignité unique quand nous sommes indifférents ou fatalistes face à la violence, à l’incohérence, à l’injustice… ?

Le travail est important, la tâche lourde pour chacun mais légère ensemble si nous sommes d’accord que notre vocation est de faire de l’école une école de la communion, du dialogue et de la rencontre.


[1] Cf. https://psevezsj.com/2018/10/08/perspectives-apostoliques-de-la-spiritualite-ignatienne/

[2] et [3]  C. THEOBALD, « À l’école du Christ initiateur », Actes du Congrès Ecclesia 2007 sur la responsabilité catéchétique, Tabga HS n° 3, Service national de la catéchèse, Paris, 2008.

[4] Conférence d’Eléna LASIDA, « Pour une alliance éducative », Sorgues, décembre 2021, réseau inter tutelle AGI.

Édito « Quelle liberté à l’école ? »

« Quelques semaines après avoir été nommé pour la première fois chef d’établissement, je rejoins les élèves de Terminale de mon lycée à la campagne, pour la conclusion de deux journées de récollection qu’ils viennent de vivre. J’entre dans la salle où ils sont rassemblés. Ils sont debout. Ils discutent, ils rient. [...] »

Entretien avec Rémi Brague

« Que tout homme, indépendamment de son sexe, de son statut social (libre ou esclave), de son appartenance au peuple élu ou non (Juif ou « grec »), ait reçu de son rachat par le sacrifice du Christ une dignité qu’il ne peut plus perdre, c’est ce que dit saint Paul (Galates, 3, 28). [...] »

Le bol de riz est-il obligatoire ?

« Déléguée de tutelle des sœurs du Saint Sacrement, j’apprends au détour d’une conversation dans un établissement du second degré que le bol de riz sera obligatoire pour tous ceux qui mangeraient ce jour-là à la cantine. Les autres seraient donc tenus de manger à l’extérieur. [...] »