Quelques semaines après avoir été nommé pour la première fois chef d’établissement, je rejoins les élèves de Terminale de mon lycée à la campagne, pour la conclusion de deux journées de récollection qu’ils viennent de vivre. J’entre dans la salle où ils sont rassemblés. Ils sont debout. Ils discutent, ils rient. On me dit que la nuit a été difficile. Il y a eu du chahut. Les professeurs accompagnateurs ont dû se fâcher. Je peine à me faire entendre. Je perçois, sinon une défiance, du moins un fond d’ironie, au moment de leur parler. Je n’arrive pas à avoir leur attention. Je dis quelque chose comme « Vous n’êtes pas forcés d’être là et de m’écouter. Vous êtes plus nombreux, plus forts. Si vous sortez, je ne serai pas content, mais je ne pourrai pas vous en empêcher. Si vous restez, je serai heureux de pouvoir discuter un peu avec vous. »
Je les sens surpris, puis extrêmement attentifs pendant tout le temps qui suit. Moi, en leur disant ces mots, je ne suis pas à l’aise, je ne suis pas sûr de ce que je dis, du risque que je prends, mais j’ai le sentiment qu’il faut le tenter, que c’est une façon d’interrompre, de réveiller, de déplacer, de renvoyer chacun à sa responsabilité, à son positionnement éthique, à la relation personnelle que nous avons à nouer, et ça marche.
« Je dis seulement qu’interpeller en l’autre sa liberté peut être une façon d’interpeller sa responsabilité et qu’on peut difficilement explorer cette voie sans ressentir une petite brûlure, un effroi, face à la question soudain vive du désir de l’autre, de son imprévisibilité. »
Je ne prétends certainement pas en faire un modèle ou une recette. Je dis seulement qu’interpeller en l’autre sa liberté peut être une façon d’interpeller sa responsabilité et qu’on peut difficilement explorer cette voie sans ressentir une petite brûlure, un effroi, face à la question soudain vive du désir de l’autre, de son imprévisibilité. Nous parlons si souvent depuis un statut, une fonction, un programme, un projet, plutôt que depuis une position de sujet libre. C’est une façon de nous protéger de l’effroi que la liberté apporte avec elle, de la brûlure que l’on ressent quand on n’est plus qu’un sujet qui s’adresse à d’autres sujets. Mais cette protection finit souvent par nous piéger dans des habitudes et des hypocrisies. La seule protection qui ne piège pas réside sans doute dans le risque de la liberté – non pas d’une liberté absolue, mais d’une liberté qui renvoie chacun à sa conscience, à sa responsabilité, à sa vocation.
Cet édito évite volontairement toute théorisation plus ample pour s’en tenir à la singularité d’une anecdote personnelle et, presque allusivement, à la part d’universel que sans doute elle contient, comme toute expérience singulière. C’est un des projets fondamentaux de la revue le Maître intérieur que de libérer des possibles en autorisant des rencontres et des hybridations entre récit et théorie, scientificité et intuition, singularité et universalité, praticiens et chercheurs, formes courtes et longues…