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Aimer et être aimé à l'école , Géraldine MAUGARS

Aimer et être aimé à l’école à la suite de Platon et de saint Augustin

NUMÉRO


2023

Le mot amour recouvre plusieurs sens. L’amour se vit différemment selon l’objet : eros est l’amour charnel, philia est l’amitié, agapé est la charité. Eros est un désir ardent d’être uni à une personne déterminée, philia se caractérise par une estime mutuelle. Agapé est l’amour gratuit pour l’autre en tant que personne. Comment l’affection peut-elle régner à l’école alors que l’apprentissage y est contraint ? Comment peut-on aimer quand aucun ne choisit ni rien ni personne ? Et pourtant, on pourrait penser que les élèves pourraient prendre du plaisir à la réflexion et l’apprentissage, que les professeurs transmettraient avec joie leur savoir, que l’école permettrait une construction des relations…

Sa conversion au christianisme en 386 et son analyse de ses sentiments dans Les Confessions font de saint Augustin un philosophe qui peut nous éclairer sur notre question. En effet, dans cette autobiographie spirituelle, l’auteur se sert de sa propre expérience personnelle pour décrire tout le parcours d’un pécheur et la richesse et l’évolution de ses désirs. Son récit de vie est d’autant plus intéressant qu’il ne garde pas un bon souvenir de l’école mais deviendra un professeur de rhétorique promis à une immense carrière. La conversion de saint Augustin est le fruit également de tout un cheminement intellectuel. Comme les autres Pères de l’Eglise, il se nourrit notamment des conceptions des néoplatoniciens Plotin ou Porphyre. Il fait leur apologie car, pour lui, ils se sont rapprochés de la vérité. Saint Augustin a « appris d’eux à chercher la vérité incorporelle » (Les Confessions, L. VII, chap. 20).

C’est dans Le Banquet de Platon que l’on trouve toute une réflexion sur l’amour. Chaque convive est invité à prononcer un éloge d’Éros, ce qui donne lieu à des contenus sur les natures du désir et de l’amour très différents. C’est grâce à ces deux auteurs que nous nous interrogerons sur les fonctions de chaque membre et les conditions optimales pour que puissent se déployer l’amour, l’amitié et la charité à l’école.

Un amour des réalités sensibles

Les élèves par leur nature même sont ignorants. La fonction de l’école étant l’acquisition des connaissances, ils peuvent être à tout âge comparés aux prisonniers de l’Allégorie de la caverne de Platon. La caverne représente le monde sensible, et le soleil, le monde au-delà du visible, celui des Idées. Les prisonniers ne voient que « les ombres qui se projettent, sous l’effet du feu sur la paroi de la grotte en face d’eux » (La République, 515a). Pour eux, « le vrai n’est absolument rien d’autre que les ombres des objets fabriqués » (515c). En effet, les élèves sont comme ces prisonniers, ils ne se fient qu’à leurs sens et donc qu’aux apparences. Ils n’expriment donc que des opinions, c’est-à-dire des jugements non fondés, des croyances ou des convictions. Leur enfermement signifie qu’ils adhèrent à des idées véhiculées sans se servir de leur raison. Conditionnés par des représentations, leur horizon est limité. Comme ils ont également développé une dépendance au monde virtuel, aux images « des montreurs de marionnettes » (514a), ils ne peuvent se libérer eux-mêmes. Les écrans, les réseaux sociaux, les médias numériques sont des exemples de technologies qui peuvent être sources d’illusions.


La connaissance ne s’acquiert pas seul et pas uniquement de manière rationnelle. La démarche dialectique par sa relation à l’autre
passe par le désir


L’enseignement consiste à essayer de les détacher des réalités sensibles. Socrate décrit la délivrance des prisonniers et la saisie progressive des Idées, c’est-à-dire des réalités éternelles. En effet, les prisonniers vont peu à peu comprendre que les ombres sont les reflets des objets, et que le soleil gouverne la réalité sensible. Ainsi les élèves, à l’instar de ces prisonniers, apprennent à se servir de leur raison qui leur fait connaitre les objets de science. « L’âme traitant comme des images les objets qui[…] étaient les objets imités, se voit contrainte dans sa recherche de procéder à partir d’hypothèses » (510b). Les objets imités sont des imitations des formes intelligibles. Ils acquièrent par exemple la connaissance des mathématiques dont les premiers principes ne sont pas démontrés. C’est pour cette raison que l’on qualifie les mathématiques de sciences hypothético-déductives.  Enfin, l’âme « accomplit son parcours à l’aide des seules formes prises en elles-mêmes » (idem). Elle n’utilise pas d’images mais conduit sa recherche à l’aide de seules idées prises en elles-mêmes. Elle atteint le principe absolu, le Bien symbolisé par le Soleil. Le élèves à l’instar de ces hommes saisissent alors les Idées, les réalités intelligibles, les modèles dont les réalités sensibles sont les copies. Comment ne pas aimer l’école alors qu’elle est le lieu de la connaissance, une véritable ascension vers l’abstraction ? Comment ne pas apprécier cette conversion de l’âme chez les élèves ? Comment ne pas apprécier l’école alors qu’elle donne les moyens d’être libres ?

Un maître ignorant

Dans l’Allégorie de la caverne, les hommes ne savent pas qu’ils sont prisonniers, c’est grâce au philosophe qu’ils prennent conscience de leur enfermement. Or le philosophe incarné par Socrate n’enseigne pas, au sens où il ne transmet pas un savoir. Les élèves ne sont donc pas des réceptacles vides que le maitre remplit. Socrate s’oppose d’ailleurs avec ironie à cette conception classique développée par Agathon : « De toi, j’imagine, un savoir important et magnifique coulera pour venir me remplir » (Le Banquet, 175e). Il n’y a donc pas un maitre délivrant un discours et des élèves passifs qui écoutent. Au contraire, les hommes dialoguent librement avec Socrate. Ce dialogue particulier s’appelle la dialectique, c’est un mouvement de l’esprit qui s’élève des apparences sensibles jusqu’aux Idées et enfin jusqu’à l’Idée du Bien.

Le dialecticien est un philosophe qui n’est pas un spécialiste mais qui a une vue d’ensemble. Si Socrate affirme qu’il ne sait rien, il sait en revanche interroger les prétendus savoirs. La dialectique comporte deux procédures : la réfutation (l’elenchos) et la maïeutique. Le but de la réfutation est de montrer que la thèse soutenue par l’interlocuteur est contradictoire ou conduit à une contradiction. Une fois qu’il a admis détenir des opinions, cet interlocuteur peut s’interroger avec Socrate de manière progressive et méthodique sur le problème. La maïeutique est l’art d’accoucher les esprits, c’est-à-dire de mettre à jour les opinions. L’ignorance n’est donc pas absolue, l’esprit a en lui un savoir latent que l’on peut retrouver. Savoir, c’est en quelque sorte se ressouvenir, s’approprier ce savoir latent. Penser, ce n’est donc pas recevoir un enseignement de l’extérieur, s’en remettre à des maîtres comme Ménon qui se réfugie dans les propos de Gorgias pour définir la vertu. Penser, c’est chercher en soi. Par exemple, l’esclave de la maison de Ménon arrive à résoudre un problème mathématique sans avoir eu de leçon. Apprendre, c’est se ressouvenir, cela signifie que les élèves peuvent, par eux-mêmes, vérifier si ce que l’on enseigne est la vérité. Comment ne pas aimer l’école quand le maitre partage avec l’élève le plaisir intellectuel, quand ils accèdent ensemble à la vérité ?

Une pédagogie fondée sur le désir

La connaissance ne s’acquiert pas seul et pas uniquement de manière rationnelle. La démarche dialectique par sa relation à l’autre passe par le désir. Dans le dialogue le Banquet, l’amour est confondu avec le désir. L’étymologie latine de désir est desiderare signifie « regretter l’absence ». Le désir recherche un objet parce qu’il lui apporte une satisfaction. Le sujet désirant l’a déjà possédé mais n’en dispose plus ou il s’imagine que la possession le comblera. Le désir se caractérise donc par une absence de l’objet. Quant vient au tour de Socrate de parler, ce dernier déclare qu’il tient son savoir sur l’amour d’une prêtresse, Diotime, qui lui a révélé la nature d’Eros. « Il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable, il ne cesse de tramer des ruses, il est passionné de savoir et fertile en expédients, il passe tout son temps à philosopher, c’est un sorcier redoutable, un magicien et un expert» (203d). Eros est une réalité intermédiaire entre ignorance et savoir. Le désir, par définition ne possède pas l’objet, il est entre le manque et la possession.

On comprend alors les différentes étapes par lesquelles passe celui qui aime et par conséquent celui qui cherche à connaitre. L’amant aime un beau corps, puis s’éprend de plusieurs beaux corps. Il constate que la beauté est à la fois multiple et une. Il se tourne vers la beauté du corps. « S’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps et des beaux corps aux beaux caractères » (211c). Il tient ensuite la beauté de l’âme pour tellement précieuse qu’il est capable d’aimer même un être laid. Par exemple, Alcibiade aime Socrate qu’il compare à un silène recelant des trésors de richesse. « Il se satisfait d’aimer un tel être, de prendre soin de lui, d’enfanter pour lui des discours susceptibles de rendre la jeunesse meilleure » (210c). Ainsi on constate déjà une première conversion vers le bien. L’amant poursuit son cheminement car insatisfait, il est guidé vers des réalités immuables que sont les sciences, à l’abri de toutes émotions serviles comme la jalousie. Il enfante de nombreux discours beaux et sublimes. « Lui, qui a contemplé les choses belles dans leur succession et dans leur ordre correct, […] apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature » (210d). Eros toujours en recherche, s’interrogeant sans cesse, se dépasse lui-même et accède à la connaissance du bien.

Un maître désirant

Dans l’éloge d’Eros par Diotime, on trouve le portrait de Socrate. Toutes les qualités énumérées ne sont pas le fruit d’un amour pour une personne mais pour le savoir. Il incarne l’amour intellectuel. Il se caractérise tout d’abord par son humilité. Socrate ne se dit pas savant mais est qualifié comme « le plus savant » par l’oracle de Delphes. Il ne se satisfait jamais et recherche inlassablement la vérité. Il n’hésite pas être lui-même enseigné : c’est Diotime « qui l’a instruit des choses concernant l’amour » (201d). Il n’est pas asservi aux conventions et y déroge si besoin. Diotime est une femme, une prêtresse et de surcroit une étrangère dans un domaine traditionnellement réservé aux hommes. Socrate comme Eros est inquiet et jamais en repos. Il s’interroge et se cultive sans cesse. Il cherche inlassablement à libérer les hommes de l’ignorance. Socrate comme Eros est entreprenant. Quand Alcibiade invente des prétextes pour être seul avec Socrate, ce dernier recourt à tous un tas de moyens intellectuels et rhétoriques pour faire accoucher les esprits sans jamais les contraindre. Le qualificatif de sorcier évoque le caractère dérangeant de ses discours qui surprennent les âmes. Dans plusieurs dialogues, Socrate est comparé à un poisson torpille qui engourdit et embarrasse ses interlocuteurs. D’ailleurs, Alcibiade se bouche les oreilles pour échapper à ses discours. Comme celle d’Eros, on admire la persévérance de Socrate : « depuis le petit matin, il se tenait là debout en train de réfléchir » (220c). Socrate apparait ainsi comme le modèle du maitre. Pour susciter l’appétit de la connaissance, le maitre lui-même doit être passionné de savoir.

Une recherche inconsciente de Dieu

Saint Augustin reprend l’initiation à l’amour de Platon. Cette ascension est en réalité une recherche de Dieu, un retour de la créature vers son créateur. Comme Platon, saint Augustin considère que les désirs sensibles visent des choses temporelles donc changeantes et vouées à la mortalité. Ils sont des envies ardentes tyranniques dont il est difficile de se détacher. Il qualifie d’ailleurs la curiosité de « concupiscence des yeux » (les Confessions, L. X, chap. 35). Les désirs sensibles sont aussi l’attachement aux faux biens comme la gloire et la richesse. Toutes ces jouissances ne comblent pas l’homme entièrement. Il en fait d’ailleurs l’expérience : « J’aimais à aimer mais je n’aimais pas encore » (L. III, chap. 1). Il trouve un certain apaisement dans l’amitié. Au contraire de l’amour de la chair, l’amitié est un amour désincarné de l’autre et détache l’homme des réalités sensibles. Ce type de relation correspond à la troisième étape dans le mouvement de l’Eros décrit dans le Banquet. Au contraire des désirs charnels qui engendrent des vices comme la jalousie et l’envie, l’amitié indifférente à la possession tourmente moins l’âme. L’amitié est d’autant plus vertueuse qu’elle relie des hommes de bien. Par ses qualités, l’amitié est déjà un amour de Dieu. « Heureux celui qui t’aime Toi et son ami en Toi » (IV, chap. 9). L’amitié révèle cependant le besoin d’être comblé par un bien immuable et éternel et celui d’être aimé d’un amour infini.


La communauté éducative, pour subsister, ne peut se contenter de lois, elle requiert une amitié entre les membres


Le désir de sagesse fait passer l’amant du désir des réalités sensibles aux réalités intelligibles. À l’opposé d’Aristote qui fait l’apologie du désir de connaitre, saint Augustin met en garde sur cet appétit qui peut être une maladie. Les hommes s’abreuvent de représentations laides comme la vue d’un cadavre ou s’attachent à des réalités insignifiantes. La connaissance peut être source de vanité ou au contraire source de contemplation des œuvres divines ou servir à l’amélioration de la condition humaine. Toutes ces connaissances (scientia) acquises par la raison ne recouvrent cependant pas la Vérité. Celle-ci ne se saisit pas uniquement de manière intellectuelle. La saisie de la Vérité et donc de Dieu se fait par la foi également. « Comprends donc pour croire et crois pour comprendre (Sermon XLIII). » La rencontre avec Dieu conduit à la béatitude consistant contrairement aux autres biens en la possession du véritable bien absolu, sans aucune crainte de le perdre.

La conscience

L’invitation de Socrate « Connais-toi toi-même » suppose une conscience réflexive capable de saisir les réalités éternelles. Cependant cette conscience est encore étrangère à une saisie individuelle de soi. Saint Augustin reprenant l’initiation au vrai de Platon met en valeur la découverte spirituelle de l’intériorité. Ce cheminement ne peut avoir lieu que si le sujet fait l’expérience d’une véritable introspection, s’il exerce un retour sur lui-même. La prise de conscience de soi entraine une découverte de Dieu : « Qu’est-ce en effet qu’entendre parler de soi par Toi, sinon apprendre à se connaitre soi-même ? » (les Confessions, L. X, chap. 3). La reconnaissance de la vérité est donc intérieure, et le Christ est bien la lumière qui nous éclaire, le véritable Maître en nous. « J’entrai sous votre conduite dans mon for intérieur ; […] Je vis avec l’œil de mon âme, la lumière immuable » (VII, chap. X). Les Confessions est d’ailleurs un ouvrage autobiographique spirituel décrivant son ascension passant des désirs charnels aux désirs spirituels pour trouver leur plénitude dans l’amour de Dieu. Il en résulte un amour de soi qui est un amour de Dieu. Il ne s’agit pas de perdre sa personnalité mais de faire que l’âme retrouve sa destination naturelle.

L’amour de la justice

L’école étant une communauté, elle suppose des règles afin que tous ses membres vivent en paix. Ces règles et tous les impératifs quotidiens qui peuvent s’appliquer sont parfois mal vécus, les élèves considérant parfois que leur liberté est excessivement entravée. Arendt nous éclaire sur ce qu’est la loi et ses enjeux. La loi est créée de manière artificielle. En soumettant les hommes aux mêmes règles, elle canalise leurs passions. Ce qui fait dire à Hannah Arendt que la loi « recèle en elle du fait de sa formation comme par sa nature même quelque chose de violent » (Qu’est-ce que la politique ?, p.135). Par le fait qu’elle concerne tous les hommes d’un même lieu, elle instaure une justice que les hommes refusent de voir. La loi « contient cet élément de violation et de violence caractéristique de toute production » (p. 136). La loi est une violation puisqu’elle modifie ce qui a été fait, de même que dans une production, l’artisan transforme la matière première. Il ne la laisse pas intacte. La loi juridique s’oppose aux comportements libres et naturels des hommes. Elle éduque les hommes en énonçant des droits et des devoirs et en incriminant certaines actions. Se centrant uniquement sur leurs désirs réfrénés, les élèves obéissent aux règles par intérêt, parce qu’ils trouvent plus d’avantages à obéir qu’à désobéir. Par conséquent, ils seront injustes dès qu’ils seront sûrs de leur impunité. L’exemple de Gygès illustre ce comportement, libéré de toute contrainte d’obéir, il devient « Maître de tout faire, comme un dieu parmi les hommes » (La République, II).

Le chahut de fin d’année des terminales, tradition de certains établissements, reflète ce besoin de transgression du règlement, cet abandon aux désirs de destruction, cet amour du saccage. Ce désordre extérieur correspondant à un déséquilibre intérieur. Platon compare l’âme à un attelage dont l’un des chevaux est « amoureux de l’honneur, de la tempérance et de la pudeur, attaché à l’opinion vraie, la parole et la raison […] l’autre au contraire […] est ami de la violence et donc de la fanfaronnade, […] il est sourd et n’obéit qu’avec peine au fouet et à l’aiguillon » (Phèdre, XXXIV). L’attelage est en proie au désordre et aux excès quand il n’est pas maitrisé par le cocher symbolisant la raison. Cette comparaison est parlante quand on assiste à une horde d’élèves transformés en hooligans. Comment éviter cet amour du désordre ?

Dom Dysmas de Lassus rappelle que « L’autorité est un service sans lequel aucune société ne peut exister durablement. Service exigeant et risqué pour celui qui l’exerce, à cause de la tentation du pouvoir » (Risques et Dérives de la vie religieuse, p. 90). Cette définition renverse le rapport à l’obéissance, le trait premier de l’autorité n’est pas de se faire obéir, elle est d’abord un moyen pour établir la justice. Les lois ne sont pas des règles mathématiques que l’on exécute de manière automatique, elles régissent des situations, elles décident des relations entre les hommes et de leur devenir. Les lois sont nécessairement générales, elles anticipent les cas les plus fréquents qui peuvent se rencontrer. La règle de Lesbos mesure toutes sortes de pierres par sa possible adaptation à leur sinuosité. Elle s’adapte aux circonstances particulières. C’est aux autorités de faire advenir la règle de Lesbos, c’est-à-dire d’épouser les cas particuliers. Ainsi elles doivent discerner en se munissant de la règle et prenant en compte les circonstances. C’est ce qu’Aristote appelle l’équité, définie comme un correctif de la loi. Elle ne s’oppose pas à la loi mais elle est supérieure à la justice légale. « Cette disposition est l’équité, qui est une forme spéciale de la justice et non pas une disposition entièrement distincte » (Éthique à Nicomaque, V, 14). Elle est une vertu c’est-à-dire une qualité morale qui s’acquiert dans les actes par l’exercice réfléchi du jugement. Éduquer les élèves au sens de la loi, essayer d’être équitable quotidiennement devraient changer leur rapport à leurs désirs insatisfaits.

Le deuxième élément de réponse se trouve chez Saint Augustin. Dans les Confessions, il analyse les mobiles qui l’ont poussé à commettre un vol de poires « avec un bande de mauvais garçons » (les Confessions, L. II, chap. IV). Il n’avait pas faim et les poires n’étaient pas appétissantes, ils les ont jetées aux porcs. Ce vol est comparable au chahut. « Ce n’est pas de l’objet convoité par mon vol que je voulais jouir, mais du vol même et du péché » (idem). Comme le péché est « une privation du bien » (L. III, chap. VII), il se détourne du Bien absolu donc de Dieu Le péché est donc un amour de soi au mépris de l’autre. En volant des poires, en les détruisant, il méprise le propriétaire et son travail. Il en est de même pour le chahut. Cependant, le mobile n’est pas dans la volonté de faire du mal à l’autre. On prend plaisir à la transgression, par là-même on imite la toute-puissance de Dieu et on cherche à affirmer sa liberté.  

Il s’agit alors de laisser aux élèves des espaces de liberté sans être anarchiques. La philosophie de saint Augustin nous invite à ne pas faire reposer la morale que sur des discours mais à trouver des moments afin que les élèves puissent cultiver leur intériorité, l’examen de soi. Simone Weil relève que l’attention est déjà une disponibilité à Dieu, une ouverture à quelque chose qui nous dépasse, un premier effort de gratuité.

L’amitié, indispensable à la communauté

La communauté éducative, pour subsister, ne peut se contenter de lois, elle requiert une amitié entre les membres. Pour Aristote, elle est le bien social suprême. « Quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice » (Éthique à Nicomaque, VIII, 1). La caractéristique de l’amitié est la bienveillance réciproque. Elle peut naitre d’affinités intellectuelles ou autres et consiste en des échanges complices mais elle ne s’y réduit pas. Aristote distingue l’amitié en vue de l’utilité qui caractérise les membres d’une association, l’amitié en vue du plaisir, qui sont accidentelles et l’amitié parfaite, celle « des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu » (VIII, 4). Les amis vertueux souhaitent du bien à leurs amis pour l’amour de ces derniers. Elle est parfaite parce qu’elle est permanente. Comme faire en sorte que les élèves s’aiment alors qu’ils sont de passage dans l’école ?

On peut déjà les inciter à construire un contrat implicite comme chez Rousseau. Leur bonheur et leur réussite dépendent de leur investissement collectif au sein de l’établissement. L’entraide, la coopération, la création sont autant d’activités favorisant des liens amicaux. Comme le dit Simone Weil, «  l’enracinement  est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine,[…] Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie » (l’Enracinement, p. 62), l’école a donc un rôle à jouer afin que les élèves ne soient pas des consommateurs. Il s’agit à la fois de leur montrer que l’école leur a fait découvrir les milieux où ils sont enracinés comme la culture, la patrie, un passé historique commun et qu’ils ont à participer activement dans toutes les collectivités dans lesquels ils vivent.

Les obstacles

À l’instar des interlocuteurs de Socrate, les élèves peuvent refuser de se laisser conduire par le maitre. Euthyphron s’agace et abandonne la discussion sur la religion. Céphale prétexte un sacrifice à faire. Thrasymaque interrompt furieusement la confrontation entre Polémarque et Socrate, Calliclès maintient ses positions… Socrate, discret, ne s’impose pas à eux.

Si les élèves arrivent à s’intéresser aux cours, il est fréquent qu’ils ne travaillent pas autant qu’on l’attendrait d’eux. Comment leur faire aimer le travail alors qu’il est ressenti comme une activité désagréable et servile ?

Faire du travail une activité ludique n’est pas une bonne solution, les buts du jeu et du travail ne sont pas les mêmes et on entretient un intérêt consommateur chez l’élève. Dans l’allégorie de la caverne, le prisonnier est tiré de force et trainé dehors à la lumière du soleil, saint Augustin se rappelle qu’il a été contraint à l’étude, sinon il n’aurait rien appris. Saint Augustin précise «  ce n’est pas bien agir qu’agir de mauvais gré » (les Confessions, L. I, chap. XII). Les élèves doivent être contraints de travailler sans qu’ils deviennent des esclaves. La joie de la réussite dans les petits exercices, le goût de l’effort et du dépassement de soi peuvent venir au fur à mesure du détachement des réalités matérielles.

À l’opposé, les élèves confondent parfois la matière et le maitre et travaillent en fonction de leurs sentiments. Par exemple, Alcibiade avoue avoir déclaré plusieurs fois son amour à Socrate qui est resté parfaitement indifférent. Il déclare d’ailleurs qu’il n’applique pas la sagesse de Socrate alors qu’il s’occupe des affaires d’Athènes. Au contraire, on pourrait espérer que les élèves soient dans l’obéissance aveugle. L’expression vient de saint François de Sales et s’applique aux religieux vis-à-vis de leurs Supérieurs. Il ne s’agit pas d’obéir sans réfléchir mais «  sans regarder à leur visage » (Risques et dérives de la vie religieuse, p. 118). L’obéissance se centrerait alors sur la matière, sur la parole du professeur, ses conseils méthodologiques, ses exigences et négligerait l’anecdotique comme ses humeurs, sa sévérité, ses tics de langage…  D’un autre côté, la séduction de l’âme évoquée par Alcibiade ne doit pas dériver en séduction du cœur. Le maitre se transforme alors en idole, les cours devenant de véritables one-man shows. Au contraire, le portrait d’Eros et donc de Socrate par Diotime fait de lui un être intermédiaire, un passeur. Le savoir passe par lui mais ne s’arrête pas à lui. Diotime le décrit non comme un dieu mais comme un daimon, « un sorcier », un intermédiaire. Dom Dysmas de Lassus rappelle d’ailleurs le sens de charisme.  Il désigne « une grâce spéciale reçue de l’Esprit Saint par une personne, en vue d’une certaine fécondité à l’intérieur du Corps » (p. 118). Les talents de chaque enseignant doivent être au service de son enseignement et non de sa personne. De même, l’enseignant l’est de tous les élèves et non pas de certains. Les prophètes rappellent que les pasteurs le sont de tout un troupeau et non pas de quelques brebis.


Bibliographie

Arendt H., Qu’est-ce que la politique, Paris, Éditions du Seuil, 1995.
Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1967.
Augustin (saint), les Confessions, Gallimard, Paris, Gallimard, 1993.
Dysmas de Lassus (Dom), Risques et dérives de la vie religieuse, Les Éditions du Cerf, 2022.
Œuvres de Platon :

  • Le Banquet, Paris, Gallimard, 2016.
  • La République, Gallimard, 2004.
  • Phèdre, Gallimard, 1995. Weil S., L’Enracinem

Édito « Quelle liberté à l’école ? »

« Quelques semaines après avoir été nommé pour la première fois chef d’établissement, je rejoins les élèves de Terminale de mon lycée à la campagne, pour la conclusion de deux journées de récollection qu’ils viennent de vivre. J’entre dans la salle où ils sont rassemblés. Ils sont debout. Ils discutent, ils rient. [...] »

Entretien avec Rémi Brague

« Que tout homme, indépendamment de son sexe, de son statut social (libre ou esclave), de son appartenance au peuple élu ou non (Juif ou « grec »), ait reçu de son rachat par le sacrifice du Christ une dignité qu’il ne peut plus perdre, c’est ce que dit saint Paul (Galates, 3, 28). [...] »

Le bol de riz est-il obligatoire ?

« Déléguée de tutelle des sœurs du Saint Sacrement, j’apprends au détour d’une conversation dans un établissement du second degré que le bol de riz sera obligatoire pour tous ceux qui mangeraient ce jour-là à la cantine. Les autres seraient donc tenus de manger à l’extérieur. [...] »