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Bernard PATARY , Hors-thème 2023

La tradition et la modernité : penser et agir lorsque les temps changent

NUMÉRO


2023

Maurice Le Sage d’Hauteroche d’Hulst (1841-1896)

Clerc aristocratique et libéral dans les faubourgs ouvriers

Maurice d’Hulst, dont le nom d’origine néerlandaise signifie « le houx » (de nombreux villages portent ce nom aux Pays bas), est issu d’une famille aristocratique et cléricale d’ancien régime. Du côté de son père, il eut un grand oncle curé réfractaire à Toulouse puis évêque concordataire de Limoges. Son grand-père maternel, Scipion du Roure, était officier des gardes du corps de Charles X. Son père, le comte Joseph Maurice, gentilhomme de la cour de Charles X fut député de Béziers sous la Restauration ; sa mère, Antoinette du Roure, était dame d’honneur des filles de Louis-Philippe et intime de la reine. Maurice grandit rue de Lille, au milieu de trois frères et sœurs. La famille quitte Paris pour fuir la révolution de 1848 et ne revient qu’en 1852. Trois ans plus tard, Maurice entre au collège Stanislas où il se révèle doué pour les études et collectionne les premiers prix, en grec, discours français, mathématique. Adolescent distingué, il porte la cravate blanche des royalistes. Il obtient le baccalauréat en 1858 et n’ose avouer à son père, catholique de tradition mais peu dévot, qu’il veut devenir prêtre. Il s’en est ouvert en revanche à Gaston de Ségur, son directeur spirituel, prélat romain. Ce dernier l’envoie directement au séminaire de Saint-Sulpice sans prendre le risque de lui faire passer quelques années préalables à l’université afin dit-il, de ne pas l’exposer au feu du monde. Ce fut une erreur, car la formation du futur recteur de l’Institut catholique ne fut qu’ecclésiastique et le milieu universitaire ne le reconnut jamais comme l’un des siens. Maurice compte parmi les meilleurs étudiants du séminaire. En 1863, il est ordonné diacre mais, trop jeune pour le sacerdoce, il est envoyé à Rome parachever ses études de théologie et de droit canon. Il y est en décembre 1864 lorsque Pie IX promulgue l’encyclique Quanta cura et le célèbre Syllabus qui condamnait les erreurs modernistes, parmi lesquelles le rationalisme, le socialisme, le communisme et le libéralisme.

L’Église catholique de France était alors déchirée entre partisans d’un catholicisme libéral, moins dogmatique et moins hiérarchisé, accueillant avec bienveillance les évolutions sociales et les progrès scientifiques, dont les plus fameux représentants sont Lamennais (qui finira par quitter l’Église) et Montalembert. Leurs adversaires souhaitaient au contraire le renforcement d’une autorité pontificale centralisée et universelle, supérieure, pour les fidèles, à celle des gouvernements nationaux. De là venait leur surnom d’ultramontains (d’outre monts), auquel les historiens préfèrent aujourd’hui substituer le terme de catholiques intransigeants. Dans l’une de ses lettres, s’exprime une contradiction que l’on pourrait considérer à la fois comme l’effet d’un trait de caractère et celui d’une volonté déjà mûrie. Certes, les libertés modernes ne lui déplaisaient pas plus que les découvertes des sciences, il admirait Montalembert, le chantre du catholicisme libéral et fréquentait les catholiques libéraux de Rome, mais « Le Vicaire de Jésus-Christ n’agit point sans un secours particulier de l’Esprit-Saint » écrit-il à sa mère. Maurice obéit au pape. Il est ordonné prêtre le 15 octobre 1865 par monseigneur Regnault, évêque de Chartres, retourne à Rome où il obtient un double doctorat de théologie et de droit canon puis rentre en France où il est nommé vicaire à la paroisse Saint-Ambroise, dans les faubourgs ouvriers de la capitale. Son curé est l’abbé Langénieux, futur cardinal archevêque de Reims, proche d’Albert de Mun, c’est-à-dire du catholicisme social et très engagé dans l’apostolat en milieu ouvrier. Les crèches, les écoles primaires, les patronages, les œuvres sociales et éducatives, les sociétés ouvrières de secours mutuel foisonnent dans cette paroisse, l’une des plus peuplées de Paris et Maurice donne des cours du soir dans un pensionnat destiné à la formation des apprentis. Dans une brochure qu’il publie en 1870, l’abbé d’Hulst se rallie à Lamennais, dont il partage le rêve d’une « domination sociale de l’Église » et affirme que si celle-ci a « perdu la direction des sociétés » elle peut du moins encore « gagner des âmes ». Ce faisant, Maurice d’Hulst s’associe pleinement aux idées catholiques libérales que le Saint-Siège et les catholiques intransigeants combattent véhémentement. La guerre survient, Maurice rejoint le 12e corps en tant qu’aumônier, endure l’horreur des infirmeries de campagne et des hôpitaux militaires. Rentré à Paris, il est rattrapé par la politique. La République proclamée, le maire anticlérical du 11e arrondissement ferme les écoles congréganistes, en dépit des protestations par voie d’affiche du « citoyen d’Hulst ». La Commune de Paris transforme Saint-Ambroise en Club des prolétaires, puis en magasin de poudre et de munitions ; d’Hulst et un autre vicaire en sont réduits à se cacher quelques temps chez une voisine. Au lendemain de la semaine sanglante, il ne reste rien du pensionnat des apprentis et Maurice ne sait que faire désormais. Une chose est certaine, la vie d’étude lui manque. Il se dévoue à ses petits pauvres, certes, mais comme le note l’un de ses biographes (monseigneur Baudrillart) : « L’abbé d’Hulst, quelque effort qu’il fît, demeurait aristocrate de tendances et de façons, comme d’intelligence ; la pensée qu’il pouvait vivre ou toujours ou longtemps, au contact permanent de pauvres gens sans éducation n’était pas sans l’effrayer… » Il consacre toutefois l’argent d’un héritage à bâtir une chapelle boulevard de Ménilmontant, vit pauvrement avenue de la République avec un confrère lorsqu’il se voit confier un cours d’instruction religieuse au collège Stanislas, pour les grands élèves. Il publie sa première œuvre, une hagiographie, qui reçoit un accueil glacial dans les milieux catholiques antilibéraux et leur influent organe, l’Univers, que dirige alors l’implacable Louis Veuillot (mort en 1883, comme l’indique une plaque, dans l’hôtel de Narbonne-Pelet, où se trouve l’actuel lycée Paul Claudel-d’Hulst). Sa carrière ecclésiastique va pourtant connaître une fulgurante accélération, grâce au soutien du nouvel archevêque de Paris, monseigneur Guibert, prélat auquel l’on doit la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, objet de controverses féroces entre catholiques et républicains. Il devient directeur des œuvres, puis archidiacre de Saint-Denis, promoteur du diocèse de Paris et rédige les lettres pastorales de l’archevêque, qui lui fait une confiance aveugle. Sa vie publique va pouvoir commencer.

Un recteur d’université catholique entre le positivisme scientiste et l’anti modernisme intransigeant

De vifs débats opposaient à la Chambre républicains et catholiques au sujet de la liberté de l’enseignement supérieur. La loi Falloux de 1850 avait établi la liberté de l’enseignement primaire et secondaire. Désormais, les députés catholiques et monarchistes contestaient le monopole de l’université d’État et demandaient la création d’une université libre, égale en droits et qualités aux universités publiques. Ils obtinrent gain de cause par le vote de la loi du 12 juillet 1875 : la rechristianisation des institutions d’enseignement supérieur était en marche. Dès 1876, l’abbé d’Hulst est chargé par monseigneur Guibert d’organiser la fondation de trois facultés, lettres, sciences et droit, la théologie venant plus tard puisqu’une chaire existait déjà en Sorbonne. Diverses intrigues empêchant qu’il soit nommé recteur, il doit se contenter du titre de vice-recteur. Avec l’appui du nouvel archevêque de Paris, monseigneur Richard, il surmonte des difficultés financières et obtient l’autorisation d’installer l’université catholique dans l’ancien couvent des Carmes, d’où l’on expulsa littéralement l’école Bossuet et ses trois cents lycéens. Il s’agissait désormais de recruter des professeurs, ce qui n’était pas une mince affaire. En effet, ceux-ci devaient être docteurs, pour que les grades décernés aux futurs étudiants fussent reconnus, et bien sûr, catholiques. Or Pie IX avait fait savoir qu’il interdisait que l’on recrutât des libéraux, des jansénistes et des gallicans. De plus, nombre de professeurs sollicités rechignaient à s’éloigner des grandes institutions publiques comme la Sorbonne ou l’École des Hautes Études, dont la notoriété favorisait leurs carrières. Enfin, les républicains, à peine gagnées les élections législatives de 1876, déposèrent plusieurs recours contre la loi de juillet 1875 et, en 1880, Jules Ferry fit adopter une loi interdisant aux établissements d’enseignement supérieur libres de prendre le nom d’université. Malgré les obstacles accumulés, l’abbé d’Hulst touchait au but. Entre 1878 et 1880, il présidait à l’ouverture d’une faculté de droit, de sciences et de lettres, d’une école de médecine installée dans le tout nouvel hôpital Saint-Joseph, d’un séminaire confié aux prêtres de Saint-Sulpice et d’un institut de théologie comprenant, ceci est crucial, une chaire d’Écriture sainte, le tout rassemblé sous l’appellation d’Institut catholique, dont Maurice d’Hulst fut nommé recteur le 26 janvier 1881. La même année, Léon XIII, qui venait de succéder à Pie IX, le créa prélat domestique du Vatican. Au cours des années suivantes, le Saint-Siège reconnut officiellement les diverses facultés et plusieurs souscriptions permirent la construction, à partir de 1894, des bâtiments de la rue d’Assas. Quelle orientation le nouveau recteur comptait-il donner à l’Institut vers lequel convergeaient les regards sceptiques des républicains et suspicieux des catholiques intransigeants ? Rien ne le résume mieux que cette formule lapidaire, qu’il prononça dans un discours à la veille de sa retraite, en 1894 : « Nous voulons jeter dans le monde qui pense un ferment chrétien. » Il faudrait pouvoir se représenter l’environnement escarpé dans lequel il devrait gouverner son institut : d’un côté, le scientisme et la libre pensée triomphant dans les milieux universitaires avec l’assentiment des républicains désormais au pouvoir, sciences et politique étant imbriquées ; d’un autre, le positivisme et le rationalisme d’Auguste Comte, rejetant la métaphysique, l’évolutionnisme de Darwin, et enfin le criticisme historique de Renan appliqué aux Écritures, tenant le haut du pavé… Plus que jamais, l’intransigeance dogmatique de l’Église était synonyme d’obscurantisme, de refus du progrès scientifique et d’affiliation réactionnaire à un monarchisme caduc. La science et la foi semblaient être définitivement incompatibles et c’est précisément ce à quoi les catholiques libéraux et le nouveau recteur de l’Institut catholique ne voulaient se résoudre. Il leur faudrait donc lutter sur deux fronts ; contre ceux qui se servent des découvertes scientifiques pour attaquer l’Église et nier l’existence de Dieu au nom de la liberté de penser et ceux qui, au sein même de l’Église, récusent toute vérité autre que celle du dogme proclamé par Rome, nient la valeur de découvertes scientifiques avérées telles que l’évolutionnisme par exemple, parce qu’il contredit la Genèse et la doctrine créationniste. Entre ces deux extrémités, Maurice d’Hulst s’efforça sa vie durant de chercher des compromis intellectuellement honnêtes. Cet effort de conciliation des contraires allait le placer dans des situations épineuses. D’esprit libéral et ouvert, il aspirait à l’étayage mutuel de la foi et de la science, l’enseignement supérieur chrétien devant faire en sorte que : « Toutes les garanties religieuses se rencontrassent avec toutes les garanties scientifiques. » Mais cet étayage confiant n’était pas du tout du goût des catholiques intransigeants et Maurice d’Hulst traversa plusieurs crises dramatiques, dont celle provoquée par la question de l’interprétation des textes bibliques.


« Nous croirons à la liberté ; pour y croire nous l’exercerons ; en l’exerçant nous l’agrandirons ; nous grandirons avec elle ; nous monterons par elle jusqu’à la ressemblance de Dieu »


L’analyse historico-critique des Écritures : Renan et Loisy

En 1845, estimant qu’une lecture scientifique, c’est-à-dire pratiquant une analyse historico-critique des Écritures était inconciliable avec la foi, Ernest Renan quittait le séminaire de Saint-Sulpice. Les découvertes archéologiques et biologiques, l’étude des langues anciennes, la philologie, l’herméneutique critique, l’histoire de l’élaboration des textes venaient inévitablement infirmer et démentir l’enseignement dogmatique de l’Église. Bien après les protestants allemands, les catholiques français découvraient l’exégèse. La vie de Jésus, de Renan, premier tome de son Histoire des origines du christianisme, mis à l’index dès sa sortie en 1863, connut un immense succès de librairie. La contre-attaque prit la forme du premier concile de Vatican, convoqué par Pie IX en 1869. Ce concile réaffirmait l’origine divine des Écritures, conférant aux textes sacrés une « inerrance » (absence d’erreur) absolue. Leur interprétation restait la prérogative exclusive de l’Église, limitée toutefois, ce qui n’est pas insignifiant, au domaine de la foi et des mœurs, libérant ainsi un espace étroit à la recherche scientifique, pourvu que celle-ci n’empiétât pas sur le domaine de la foi. Les déclarations du Concile déclenchèrent en France l’explosion de la crise moderniste, au cœur de laquelle l’Institut catholique fut bientôt plongé, après la nomination en 1881, aux chaires d’Écriture sainte et d’hébreu d’un jeune prêtre disciple de Renan, Alfred Loisy. En juillet 1883, dans un rapport adressé aux évêques fondateurs de l’Institut catholique, monseigneur d’Hulst exprimait ouvertement sa crainte d’une scission entre « Les prêtres qui feront cas du savoir et qui perdront à son contact la virginité de la foi et ceux qui voulant avant tout rester apôtres, tiendront en suspicion les hautes connaissances. » Selon lui, la liberté des sciences devait être entière. Les assertions des scientifiques que ne recouperait pas l’interprétation canonique de l’Église seraient à considérer comme des opinions libres, relevant des méthodes propres à la pratique scientifique. Il était donc ouvertement favorable à la liberté du savant chrétien, réduite cependant aux domaines dans lesquels l’Église ne s’était pas prononcée. Malgré cette ultime précaution, les antimodernistes craignirent l’ouverture d’une brèche qu’ils dénoncèrent aussitôt : le silence de l’Église sur tel ou tel point n’impliquait pas qu’elle approuvât tacitement les énoncés des scientifiques. Monseigneur d’Hulst leur répondit en novembre 1885 : « À vouloir guider, la Bible à la main, la marche de la science, on risque de compromettre la Bible et d’embarrasser la science. » Il défendait le principe de « l’accord négatif », de non contradiction, entre la foi et la science. Nous pouvons admettre aussi bien les découvertes des sciences que les propositions de foi, toutes ne pouvant, à condition d’être vraies, que se nourrir et se renouveler mutuellement : « Si le clergé s’endort dans l’indifférence scientifique ou s’il s’attarde aux conceptions d’un savoir vieilli devenu l’équivalent de l’ignorance, s’il permet qu’on identifie la cause de la vérité chrétienne avec des assertions désormais insoutenables, il assistera au naufrage de la croyance dans tous les esprits cultivés. » Tel n’était pas l’avis de nombreux théologiens pour lesquels toutes les assertions scientifiques contraires au dogme devaient être rejetées comme scientifiquement fausses. La presse antimoderniste se déchaîna, s’étonnant de voir le recteur de l’Institut catholique « Soumettre le dogme au contrôle des sciences » et leurs accusations furent relayées jusqu’au Saint-Siège. Le 25 janvier 1887, Léon XIII reçut Maurice d’Hulst en audience privée et contre toute attente, lui accorda son soutien. Monseigneur D’Hulst s’enhardit alors et relança, en 1893, dans un long article, la controverse sur l’inspiration des textes sacrés, postulant leur « inerrance restreinte » : de même qu’il y a, dans les Écritures, des vérités de foi et des vérités scientifiques incontestables, tout n’est pas à y considérer comme une révélation divine. Il cautionnait, ce faisant, l’enseignement historiciste de l’abbé Loisy, lui déclarant d’ailleurs, dans un courrier, que son geste était politique et visait à forcer la main des antimodernistes. La riposte fut foudroyante et la charge menée par les jésuites de la curie romaine, qu’agaçaient les initiatives indépendantes du recteur de l’institut catholique. En novembre 1893, Léon XIII publiait l’encyclique Providentissimus Deus, laquelle réaffirmait l’inerrance absolue des Écritures et le principe du concordisme : la vérité va des Écritures à la science et non le contraire. C’était un camouflet pour les modernistes en général et le recteur d’Hulst en particulier. Il se soumit, adressant une lettre pleine de reconnaissance au souverain pontife qui l’avait ramené dans le droit chemin, mais en privé, ne dissimulait pas son amertume : « Je trouve dans l’Encyclique bien des choses qui me font de la peine. » En 1894, il écrivait : « Nous sommes contrôlés à Rome au sein des congrégations par des théologiens qui ignorent jusqu’à l’existence des problèmes et qui trouvent plus commode de les supprimer en fermant la bouche à ceux qui essayent de les résoudre. » Entre temps, il avait dû remercier Alfred Loisy, après l’avoir cantonné dans l’enseignement de la philologie. Blessé, le jeune professeur écrivit à son recteur, en novembre 1893 : « Il vous arrive quelque fois, Monseigneur, de dire des choses que réprouvent votre haute intelligence et votre conscience, je ne dis pas de casuiste, mais de gentilhomme et de prêtre. Et ce n’est pas assez d’en dire, je crois bien que vous en faites. » En 1908, cinq de ses livres ayant été mis à l’index, Alfred Loisy fut excommunié par le Saint-Office.

Le thomisme contre le gallicanisme : l’indépendance vis-à-vis de Rome

Une autre fois, monseigneur d’Hulst avait dû « aller à Canossa », autrement dit s’humilier devant le souverain pontife. Lors de ses études de théologie, à Rome, le jeune Maurice s’était volontairement converti au thomisme, c’est-à-dire à la philosophie de saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle). À Saint-Sulpice, ses professeurs de philosophie et de théologie, matières où il excellait, étaient restés plutôt fidèles au cartésianisme et à l’ontologisme de Malebranche, c’est-à-dire à la croyance qu’une intuition pouvait nous conduire à l’idée de Dieu. Ce courant de pensée s’inscrivait dans la grande tradition du catholicisme gallican (français), qui défendait jalousement son indépendance vis-à-vis de Rome. Saint Thomas, suivant la méthode héritée de la Physique d’Aristote, part de l’observation des réalités sensibles pour s’élever jusqu’à la connaissance de l’essence indéterminée et immanente du monde, autrement dit Dieu, dans la perspective chrétienne qui est la sienne. Les cartésiens au contraire, s’efforcent d’accéder à cette même connaissance à partir d’une rationalisation subjective, coupée du monde sensible : comment aurions-nous l’intuition d’un être infini et parfait, nous qui sommes finis et imparfait, s’il n’existait pas ? (Preuve ontologique de l’existence de Dieu, Descartes, 3e Méditation métaphysique). Le thomisme, appelé néothomisme, devint sous Léon XIII, par l’encyclique Aeterni Patris de 1879, la doctrine centrale de l’Église, à partir de laquelle le Saint-Siège entendait contrôler l’enseignement de la philosophie dans l’ensemble des séminaires, jusque dans les missions étrangères. Or, bien avant l’imposition du thomisme à la chrétienté universelle, cette philosophie était apparue, aux yeux du jeune Maurice d’Hulst, comme la méthode la plus capable d’accorder la théologie et la foi avec les faits scientifiques, par sa démarche rationnelle et ses procédés démonstratifs scolastiques. Il entendait ainsi « Revenir à la tradition sans exclure le progrès ; redemander à Aristote et à saint Thomas la clé perdue de la vraie métaphysique et ouvrir avec cette clé les trésors de la science moderne. » La racine même de l’esprit moderniste de monseigneur d’Hulst est bien à trouver du côté de sa lecture de saint Thomas. En 1873, il professe à l’École libre des Hautes études un cours intitulé Le surnaturel et dénonce avec conviction le cartésianisme : « Descartes fut un grand chrétien et un philosophe ; il ne fut pas un philosophe chrétien. » Cette déclaration lui valut immédiatement une bordée de protestations de la part de ses confrères formés comme lui à Saint-Sulpice : « Le christianisme est plus vaste qu’une philosophie et la philosophie plus vaste qu’un système », lui répondit monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans et grand défenseur de l’Enseignement catholique. Que reprochait-il à Descartes ? D’avoir fondé sa métaphysique sur la seule raison individuelle, coupée à la fois de la tradition de l’Église et de l’expérience des réalités sensibles. Le thomisme progressiste au contraire, vient au secours des sciences les plus contemporaines et permettra même de « convertir la science », écrivit-il en 1885 dans Le rôle de la philosophie dans les connaissances humaines. Cette conviction conduisit monseigneur d’Hulst sur la voie d’un concordisme philosophico-scientifique, qu’il professa dès 1880, lors de son premier cours public de philosophie en tant que recteur. Dans l’atome par exemple, il reconnaît la « forme » aristotélicienne ; les chimistes rejoignent la métaphysique dès lors que, tout comme elle « Ils pénètrent par la pensée au-delà des réalités observables. » En somme, la science comme la philosophie cherchent à remonter vers l’être invisible, vers l’âme et vers Dieu. Mais cette quête passe par l’intériorité pensante, par le repli en soi-même et monseigneur d’Hulst de citer Mt 6, 6 : « Pour accomplir son œuvre propre il reste au philosophe de s’approprier le procédé dont l’Évangile a fait la loi de la prière : Entrez dans votre chambre réservée, fermez la porte et priez votre père dans le secret. » Ses adversaires s’engouffrèrent dans la brèche qu’il venait imprudemment d’ouvrir, l’accusant de dualisme cartésien, qui sépare l’âme et le corps, et de traces aussi d’ontologisme, car il semblait croire en une possible intuition de l’être, une illumination. Son cours fut dénoncé à Rome et Maurice d’Hulst convoqué par Léon XIII lequel, au cours d’une entrevue orageuse, lui intima l’ordre de renoncer au cartésianisme. Qu’il se fût agit d’une vengeance des antimodernistes ne fait aucun doute : elle valut à Maurice d’Hulst, converti au thomisme avant la majorité du clergé français, d’être soupçonné d’anti thomisme !

Prédicateur savant face à l’anticléricalisme et au laïcisme

Monseigneur d’Hulst est un intellectuel, que la philosophie et les sciences ont toujours attiré, sans qu’il ne fût véritablement ni philosophe, ni scientifique. Il était par dessus tout un apologète, un défenseur de la foi que les découvertes scientifiques n’effrayaient pas : apologète, donc homme d’action. En 1884, il crée la Société de Saint-Thomas-d’Aquin pour promouvoir l’aristotélisme chrétien et le thomisme. Son principal adversaire est le positivisme d’Auguste Comte, alors en pleine expansion : « Tout le mouvement de la philosophie contemporaine, écrit-il en 1885, va se perdre dans les sciences purement expérimentales. On nie la métaphysique ce qui fait évanouir la théodicée ; on ne fait de psychologie que par le dehors, à la manière des physiologistes ; on rattache à cette histoire naturelle de l’homme la logique et la morale. Et voilà les philosophes de métier congédiés comme des ouvriers dont l’industrie a fait son temps […] Ainsi les conducteurs de diligence ont dû solliciter un emploi dans les chemins de fer. » À partir de 1888, avec son ami l’abbé Paul de Broglie (polytechnicien, navigateur au long cours puis premier titulaire de la chaire d’apologétique de l’Institut catholique), il devient la cheville ouvrière de ce que certains auteurs tiennent pour son œuvre principale : l’organisation des Congrès scientifiques internationaux des catholiques. Le premier eut lieu à Paris, cinq autres suivront, à Bruxelles notamment. Le nombre de participants ne cessa de croître, atteignant plusieurs milliers. Toutes les sciences y étaient représentées ; les questions les plus délicates y furent abordées, de la théorie de l’évolution de Darwin et la révolution anthropologique à la question de l’inspiration des Écritures, monseigneur d’Hulst se plaçant toujours du côté des défenseurs de la liberté scientifique. Il prônait une réforme moderniste de la théologie, alors que les catholiques intransigeants voulaient ériger la théologie en garde-fou de la recherche scientifique. Dès 1887, ceux-ci avaient obtenu du Saint-Siège, pourtant favorable au projet des Congrès — Léon XIII avait adressé un bref d’encouragement à monseigneur d’Hulst —, l’insertion dans leur règlement d’un article destiné à écarter « Tout mémoire soutenant des opinions contraires aux décisions des Conciles ou du Saint-Siège. » Ils ne parvinrent pourtant pas à empêcher que fût respecté, lors des réunions de travail, le principe de libre discussion des problèmes scientifiques. L’apologétique de monseigneur d’Hulst est une apologétique scientifique de la foi chrétienne. Mais il faut souligner ici un fait d’une grande importance : Maurice d’Hulst s’est efforcé de ne pas creuser le fossé entre les catholiques. En 1886, présidant une Commission d’organisation du Congrès, il fit adopter la motion suivante : « Aucun rapport ni sujet de discussion ne sera admis au Congrès qu’il n’ait été accepté par la Commission et elle aura soin d’écarter les sujets qui seraient de nature à diviser les savants catholiques. » La notoriété qu’il avait désormais acquise le désignait naturellement pour succéder, à la demande de monseigneur Richard, au père de Monsabré, dominicain et lointain successeur de Lacordaire, à la chaire de Notre-Dame de Paris, pour les prestigieuses prédications de carême, qu’il prononça de 1891 à 1896, l’année de sa mort. Il choisit de consacrer ses prêches à la morale, aux devoirs envers Dieu, au culte d’amour et d’adoration, à la prière. En 1893, une conférence fut consacrée au « dimanche de l’homme », monseigneur d’Hulst réclamant une loi contre « la tyrannie du travail. » Rappelons qu’en 1880, la IIIe République avait aboli la loi de 1814 portant obligation du repos dominical. En 1894, il traite de la morale familiale, en 1895 aborde une question scabreuse, les relations de l’Église et de l’État. Ses dernières conférences portèrent sur la morale sociale et la fraternité humaine ; commentant la grande encyclique sociale de Léon XIII, Rerum novarum, publiée en 1891, il exprimait l’espoir que le XXe siècle fît « Éclater la vertu sociale de l’Église. » Comment n’être pas frappé par le retour, à la fin de son existence, des préoccupations humanitaires des premières années de son sacerdoce. En avril 1890, s’exprimant au sujet des conférences de carême, Maurice d’Hulst déclarait, non sans humour : « Je reçois beaucoup de félicitations pour Notre-Dame. Les propos des jaloux et des malveillants doivent s’échanger derrière mon dos […] Je sens que dans la pénurie actuelle, j’en vaux un autre. » Il est vrai que la presse de l’époque aimait à comparer le prédicateur à ses prédécesseurs et le fit sans aménité. Les prédications de carême étaient un événement mondain et monseigneur d’Hulst parut souvent abstrait, trop philosophe, pas assez chaleureux : « Pourquoi sont-ils si dénués d’éloquence ? » se demande Durtal, le héros d’En route de Huysmans, publié en 1895, qui mentionne explicitement Maurice d’Hulst : « Il se rappelait des orateurs choyés comme des ténors, Monsabré, Didon, ces Coquelin d’Église, et, plus bas encore que ces produits du Conservatoire catholique, la belliqueuse mazette qu’est l’abbé d’Hulst. » Les conférences ont été publiées : en les lisant, nous n’entendons pas l’orateur mais elles ne manquent pas de panache : « Nous croirons à la liberté ; pour y croire nous l’exercerons ; en l’exerçant nous l’agrandirons ; nous grandirons avec elle ; nous monterons par elle jusqu’à la ressemblance de Dieu. » (3e conférence de 1891).

Député monarchiste siégeant parmi les républicains

La IIIe république fut proclamée en 1870, mais le régime républicain ne s’enracina en France qu’autour des années 1875-1880. Les lois anticléricales alors, pleuvaient littéralement : les congrégations furent interdites en 1880, les jésuites chassés, puis la loi Paul Bert de 1886 remplaça dans les écoles publiques, les religieux enseignants par des instituteurs laïcs. Rien de tout cela ne favorisait le dialogue avec Rome. Pourtant, en 1892, Léon XIII fit paraître l’encyclique Inter sollicitudines (Au milieu des sollicitudes), qui reconnaissait la République comme le gouvernement actuel de la nation française, les catholiques devant se rallier aux lois constitutionnelles. Le sentiment de son enracinement électoral solide et le besoin de paix social poussa le gouvernement français à accueillir favorablement les avances du Saint-Siège, lequel comptait sur des républicains modérés pour faire une place aux catholiques dans la République. La même année, Maurice d’Hulst se présentait à la députation sur le siège laissé vacant par le décès de monseigneur Freppel, évêque d’Angers et député de Brest depuis 1880. Maurice d’Hulst n’a jamais ni caché ni renié son attachement profond à l’idée monarchiste. Le comte de Paris, représentant de la famille cadette d’Orléans et possible héritier de la couronne, était l’un de ses amis d’enfance. Il lui resta fidèle. Soulignons d’emblée que le recteur de l’Institut catholique était un monarchiste constitutionnel ; il admettait les principes de 1789 et respectait le pacte conclu entre le monarque et le peuple en 1790. Il souhaitait une restauration monarchique, comme nombre de catholiques en France, mais dans la légalité, par le suffrage universel ou le plébiscite ; en un mot, c’était un démocrate. Il pensait que l’union face aux républicains ne devait pas être religieuse — ce qui eût supposé que cessent les querelles entre modernistes et intransigeants — mais politique. En 1871, encore jeune vicaire de Saint-Ambroise, Maurice avait refusé de suivre ses amis libéraux qui s’alliaient aux républicains pour faire obstacle aux catholiques intransigeants, sans antipathie disait-il, pour la république, mais parce qu’il préférait attendre la formation d’un « grand parti conservateur, libéral et catholique », capable de restaurer légalement la monarchie. La candidature de monseigneur d’Hulst fit l’objet de tractations multiples. Plusieurs fois pressenti, il déclina l’offre puis finit par céder aux instances de huit évêques, dont celui de Quimper et des députés bretons conservateurs. Dans une lettre datée de 1892, il note que le choix de sa personne provenait aussi du fait que l’évêque de Quimper « aime mieux n’avoir pas un collègue fourrageant dans son diocèse. » Or, le recteur de l’Institut catholique est bien assez occupé à Paris ! Son programme était celui d’un conservateur attaché à l’idéal monarchique, défenseur des libertés d’enseignement, d’associations et du concordat. Élu député du Finistère le 6 mars 1892 avec 98 % des suffrages exprimés, les républicains s’étant abstenus, Maurice d’Hulst ne fut pas très assidu dans sa circonscription. À la chambre, occupant un siège au poulailler, il prit 22 fois la parole, adoptant toujours un ton modéré, pour distinguer, par exemple, le régime républicain acceptable par les catholiques de la doctrine républicaine, essentiellement anticléricale ou pour douter de la prétendue neutralité de l’État et revendiquer un « minimum suffisant de principes communs à tous ». Pourtant, la droite monarchiste lui fit grief d’accepter les règles constitutionnelles et l’accusa de s’être rallié, autrement dire de renier ses convictions monarchistes ! Attaché à la monarchie, Maurice d’Hulst avait pourtant compris que la modération était préférable sur tous les bords. Son dernier discours à la tribune, en 1895, adressé aux radicaux et aux socialistes, prit une saisissante dimension prophétique : « Je ne sais si nous réussirons à faire prévaloir au XXe siècle, dans l’ensemble de la société, l’inspiration évangélique […] ce que je sais […] si la société de l’avenir continue de repousser cette inspiration évangélique, sous une forme savante, la civilisation qu’elle nous prépare ne sera qu’un retour à la barbarie. »

L’homme des contradictions ?

Laissons, pour conclure, le dernier mot à Claude Langlois, historien émérite du catholicisme au XIXe siècle, à propos de monseigneur d’Hulst : « Il aurait pu être l’homme des conciliations, il aura été celui des contradictions. » Le mot sonne durement, paraît même injuste. Disons que sa fidélité au pape, son sens de l’obéissance, le refus des divisions, l’ont parfois conduit à prendre des partis incompatibles avec ses convictions et que son honnêteté intellectuelle, sa fidélité à lui-même, lui interdisaient certains compromis. C’est pourquoi sans doute les catholiques sociaux le soupçonnèrent-ils d’aristocratisme, les thomistes de cartésianisme, les modernistes d’anti modernisme, les intransigeants de gallicanisme, les monarchistes de s’être rallié à la république. Il n’en reste pas moins une grande figure humaine et intellectuelle du catholicisme français au XIXe siècle.

Édito « Quelle liberté à l’école ? »

« Quelques semaines après avoir été nommé pour la première fois chef d’établissement, je rejoins les élèves de Terminale de mon lycée à la campagne, pour la conclusion de deux journées de récollection qu’ils viennent de vivre. J’entre dans la salle où ils sont rassemblés. Ils sont debout. Ils discutent, ils rient. [...] »

Entretien avec Rémi Brague

« Que tout homme, indépendamment de son sexe, de son statut social (libre ou esclave), de son appartenance au peuple élu ou non (Juif ou « grec »), ait reçu de son rachat par le sacrifice du Christ une dignité qu’il ne peut plus perdre, c’est ce que dit saint Paul (Galates, 3, 28). [...] »

Le bol de riz est-il obligatoire ?

« Déléguée de tutelle des sœurs du Saint Sacrement, j’apprends au détour d’une conversation dans un établissement du second degré que le bol de riz sera obligatoire pour tous ceux qui mangeraient ce jour-là à la cantine. Les autres seraient donc tenus de manger à l’extérieur. [...] »