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Aimer et être aimé à l'école , Baptiste JACOMINO , Céline GUEUGNEAU

Simul et Singulis, Omnes et Singulatim

La création de la Comédie Française en 1680 vise à résoudre les tensions qui opposent l’hôtel de Bourgogne et le théâtre de Molière. La guerre que se font les deux institutions nuit au rayonnement du théâtre français au moment même où il doit faire face à la vive concurrence du théâtre italien, très présent à Paris. Mais réunir les deux camps en un seul lieu, la Comédie Française, ne résout rien. Les comédiens demeurent divisés et restent chez eux plutôt que d’assister aux répétitions. La nouvelle devise de la Comédie Française indique la visée : Simul et Singulis, parvenir à faire ensemble tout en permettant à chacun d’être lui-même.

La ressemblance entre les deux devises latines Simul et Singulis et Omnes et Singulatim est une des nombreuses manifestations, relevées par Foucault, du fait que le pastorat chrétien a été décliné dans une multiplicité d’institutions, qu’elles soient ou non chrétiennes. Dans l’institution spécifique qu’est la Comédie Française et, plus largement, dans les troupes de théâtre, on prétend souvent que la tension entre simul et singulis, omnes et singulatim, ne relève pas de la contradiction mais d’une articulation fine. Dans une troupe, le talent de chacun est mis au service de la réussite de tous et c’est la réussite de tous qui autorise et justifie le déploiement du talent singulier de chacun, ce qui suppose un souci pastoral de tous et de chacun tout à la fois.


L’atelier théâtre s’affirme en somme comme un lieu de pastorat partagé où chacun est appelé à se faire tout à la fois brebis et berger et à soutenir la tension féconde entre le souci de chacun et le souci de l’ensemble, Simul et Singulis, Omnes et Singulatim


Les troupes de théâtre qui existent dans certains établissements catholiques sont triplement héritières de cette histoire du pastorat chrétien : en tant que troupes de théâtre, en tant que lieux d’Église et en tant que lieux d’éducation. En cela, elles peuvent être des lieux inspirants pour penser et faire vivre la dimension pastorale des établissements catholiques. Il arrive bien souvent que l’on réduise cette dimension pastorale au périmètre restreint de quelques heures d’enseignement religieux (parfois dénommées « heures de pasto »), aux temps de célébration et à quelques grands évènements annuels : pèlerinages, retraites, fêtes… Cela revient à compartimenter la pastorale en rompant avec ce qui est, comme le note Foucault, une des spécificités du pastorat chrétien : son caractère continu. Le pasteur est appelé à une attention ininterrompue à tous et à chacun.[3] La troupe de théâtre d’un établissement scolaire, quand elle met en œuvre le principe Simul et Singulis ou Omnes et Singulatim, permet de faire vivre, hors du cadre restreint des temps religieux, le souci pastoral d’être attentif à la fois à chacun et à tous, par exemple en permettant à chacun d’œuvrer au bien commun, en mettant la recherche du bien commun au service de l’affirmation du talent singulier de chacun, en veillant à ce que chaque élève contribue lui-même à ce souci de tous et de chacun, en amenant la troupe à expliciter lors de temps « méta » ce qu’elle vit de cette articulation pastorale entre simul et singulis et en enracinant cette dynamique pastorale dans la figure fondatrice du Bon Pasteur.


En danse comme au théâtre, on peut apprendre à aimer ses défauts, à en faire des richesses, notamment en les mettant au service d’un collectif qui s’en trouve renouvelé


Trois exemples devraient nous aider à préciser ce que nous disons. Ils ont été observés en l’espace d’un an dans la troupe d’un lycée catholique parisien.

  1. Parmi les membres de l’atelier, il y avait Emma : une élève investie mais extrêmement timide. Si elle apprenait rapidement son texte, elle était incapable lors des premières propositions de mise en scène de toucher son partenaire et cela était bien embêtant dans la mesure où elle jouait une jeune première amoureuse d’un autre personnage dans L’Importance d’être Constant d’Oscar Wilde. Il aurait été vain de la forcer et l’idée n’était pas non plus de lui retirer le rôle qui lui tenait à cœur. Nous avons donc utilisé sa timidité maladive pour redéfinir le caractère de son personnage : la fille excentrique et démonstrative est donc devenue une jeune femme fière et mystérieuse tout aussi charmante. Ainsi, loin de chercher à masquer ou à supprimer le défaut d’Emma, nous en avons fait une force, au sens physique du terme, une énergie motrice. L’atelier théâtre prend ainsi le contre-pied de l’école « traditionnelle » : celle qui cherche à produire l’individu en le faisant entrer dans une certaine norme. L’atelier théâtre ainsi conçu n’a pas pour objectif de guérir un travers, un handicap : son objectif est bien plutôt de le soigner, de chercher à l’apprivoiser.
    C’est aussi le fil conducteur du film de Cédric Klapisch intitulé En Corps qui met en scène une jeune danseuse interprétée par Marion Barbeau qui, à la suite d’un accident l’empêchant de reprendre la danse classique, va devoir apprendre à réapprivoiser son corps avec notamment la rencontre de la troupe du chorégraphe Hofesh Shechter. L’héroïne, en mettant en scène sa douleur, fera de sa faiblesse, une nouvelle force. En danse comme au théâtre, on peut apprendre à aimer ses défauts, à en faire des richesses, notamment en les mettant au service d’un collectif qui s’en trouve renouvelé.
  2. Si Emma était d’une timidité maladive, elle possédait un véritable talent pour le dessin. C’est donc elle qui a décidé de prendre en charge la réalisation du décor. Tout le monde a dû s’impliquer, enseignant compris. Ce n’est plus lui qui guidait, mais il était guidé comme les autres membres de l’atelier et suivait humblement les instructions données par Emma : quelle couleur utiliser à quel endroit, quel dosage effectué pour obtenir l’effet escompté, quel matériau rechercher pour que le décor du fond de scène ne tombe pas pendant les représentations, etc.
    D’une certaine manière, on retrouve dans ce cas de figure le renversement biblique « les derniers seront les premiers » (Matthieu 20, 16) que Dalarun dans son œuvre intitulée Gourverner c’est servir met en relation avec ce qu’il nomme « l’indignité au pouvoir ». Retraçant une partie de l’histoire de la Règle bénédictine qui évoque notamment comment la communauté doit se doter de son supérieur, il a pour objectif de « recenser et parcourir des expériences religieuses qui ont intégré à leur protocole la stricte application du renversement évangélique des derniers devenus les premiers »[4], certaines communautés monastiques ayant poussé le paradoxe jusqu’à vouloir mettre à leur tête des membres de la communauté a priori indignes de la charge qui leur était confiée. « Indignes », non pas par leur conduite personnelle, mais par le fait qu’ils appartenaient à une catégorie interne moins prestigieuse que les autres. Comme l’atelier théâtre peut temporairement être dirigé non par l’enseignant mais par l’élève.
    Dalarun relie alors « l’indignité du pouvoir » à « la servitude au carré » : c’est-à-dire le fait de se faire serviteur des serviteurs. « À force de renversements, les impulsions évangéliques finissent par créer une circularité sans fin : l’inversion s’abolit dans la réversibilité. La même circularité, par retournement permanent du haut et du bas, vaut pour l’idée de service. »[5] Le phénomène évoqué est celui que nous retrouvons à travers l’exemple d’Emma montrant que dans une troupe, chacun peut se faire le pasteur de l’autre, tout le monde peut être la brebis égarée. Elle qui avait besoin d’aide pour travailler avec sa timidité et devenue celle dont on avait besoin pour réaliser le décor et créer une nouvelle dimension à la pièce.
  3. Adrien, élève ambitieux mais peu assidu souhaitait avoir beaucoup de texte à apprendre. Le jour de la première arrive et, le trac n’aidant pas, il est victime de trous de mémoire importants. Cependant, cela est passé complètement inaperçu aux yeux des spectateurs car ce sont ses partenaires attentifs qui ont pu rebondir sur ce qu’Adrien proposait et palier ainsi ses lacunes. À la fin du spectacle, les élèves étaient fiers et décontenancés par la performance d’Adrien qui était extrêmement reconnaissant. Le public, lui, était admiratif et tout à fait inconscient du fait qu’il manquait une bonne partie du troisième acte.

Dans chacun de ces exemples, l’atelier théâtre s’affirme en somme comme un lieu de pastorat partagé où chacun est appelé à se faire tout à la fois brebis et berger et à soutenir la tension féconde entre le souci de chacun et le souci de l’ensemble, Simul et Singulis, Omnes et Singulatim. On dira que c’est aussi vrai de toute autre troupe de théâtre, entre autres de celles qui existent dans certains établissements publics. C’est vrai. Il reste que, dans un lycée catholique, cette tension peut se vivre au nom d’une tradition chrétienne explicitement revendiquée et que cette revendication et le témoignage qui la porte peuvent être des manières d’annoncer la bonne nouvelle de l’amour de Dieu, vivant à travers ceux qui, en son nom, se rendent attentifs à chacun et à tous.


[1] Foucault, M., Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique, Le Débat, n°41, 1986/4, pp.5-36, p.7
[2] Ibid., p.4
[3] Ibid.
[4] Dalarun, J., Gouverner c’est servir, Alma Éditeur, Paris 2012, p.137
[5] Ibid., p.99

Édito « Quelle liberté à l’école ? »

par Baptiste JACOMINO
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Entretien avec Rémi Brague

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« Que tout homme, indépendamment de son sexe, de son statut social (libre ou esclave), de son appartenance au peuple élu ou non (Juif ou « grec »), ait reçu de son rachat par le sacrifice du Christ une dignité qu’il ne peut plus perdre, c’est ce que dit saint Paul (Galates, 3, 28). [...] »

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« Déléguée de tutelle des sœurs du Saint Sacrement, j’apprends au détour d’une conversation dans un établissement du second degré que le bol de riz sera obligatoire pour tous ceux qui mangeraient ce jour-là à la cantine. Les autres seraient donc tenus de manger à l’extérieur. [...] »